Au bord d’un vaste champ d’orge dans sa ferme de Prundu, à une trentaine de kilomètres de Bucarest, la capitale roumaine, Catalin Corbea pince la tête d’une fleur entre ses doigts, fait sauter une graine dans sa bouche et l’avale.
« Encore 10 jours à deux semaines, » indique t-elle, évoquant le temps restant avant que la récolte ne soit prête.
Corbea, agricultrice depuis près de trois décennies, a rarement vécu une saison comme celle-ci. L’invasion sanglante des Russes en Ukraine, véritable grenier à blé pour le monde, a provoqué un bouleversement sur les marchés mondiaux des céréales. Les blocus côtiers ont piégé des millions de tonnes de blé et de maïs à l’intérieur de l’Ukraine. Avec la famine en Afrique, au Moyen-Orient et dans certaines zones d’Asie, une ruée frénétique vers de nouveaux fournisseurs et des itinéraires de navigation alternatifs est en cours.
A cause de la guerre, il y a des opportunités pour les agriculteurs roumains cette année
La question est de savoir si la Roumanie pourra en tirer parti en développant son propre secteur agricole. Tout en aidant à combler le déficit alimentaire laissé par l’Ukraine enclavée.
À bien des égards, la Roumanie est bien positionnée. Son port de Constanta, sur la côte ouest de la mer Noire, a fourni un point de transit critique, bien que minuscule, pour le grain ukrainien depuis le début de la guerre. La propre production agricole de la Roumanie est éclipsée par celle de l’Ukraine. Mais reste l’un des plus grands exportateurs de céréales de l’Union européenne. L’année dernière, le pays a envoyé 60 % de son blé à l’étranger. Principalement en Égypte et dans le reste du Moyen-Orient.
Cette année, le gouvernement a alloué 500 millions d’euros pour soutenir l’agriculture et maintenir la production.
Pourtant, cette nation d’Europe de l’Est est confrontée à de nombreux défis. Ses agriculteurs, tout en bénéficiant de prix plus élevés, sont confrontés à la montée en flèche des coûts du diesel, des pesticides et des engrais. Les infrastructures de transport à travers le pays et dans ses ports sont négligées et obsolètes, ce qui ralentit le transit de ses propres exportations. Tout en entravant les efforts de la Roumanie pour aider l’Ukraine à contourner les blocus russes.
Même avant la guerre, le système alimentaire mondial était sous pression. Le Covid-19 et les blocages de la chaîne d’approvisionnement ont fait grimper les prix du carburant et des engrais. Tandis que les périodes de sécheresse brutales et les inondations non saisonnières ont réduit les récoltes.
Un amortissement des coûts
Depuis le début de la guerre, environ deux douzaines de pays, dont l’Inde, ont tenté d’augmenter leurs propres approvisionnements alimentaires en limitant les exportations. Ce qui a aggravé les pénuries mondiales. Cette année, les sécheresses en Europe, aux États-Unis, en Afrique du Nord et dans la Corne de l’Afrique ont toutes pesé davantage sur les récoltes. En Italie, l’eau a été rationnée dans la vallée agricole du Pô, après que le niveau des rivières ait suffisamment baissé pour révéler une péniche ayant coulé durant la Seconde Guerre mondiale.
A Prundu, la pluie n’est pas aussi abondante que Corbea l’aurait souhaité, bien que des orages soient annoncés.
Sa ferme est une affaire de famille. Avec ses deux fils et son frère, Corbea cultive environ 12 000 hectares de colza, de maïs, de blé, de tournesol, de soja et d’orge. Dans toute la Roumanie, les rendements ne devraient pas correspondre à la production record de céréales de 29 millions de tonnes de 2021. Mais les perspectives de récolte sont toujours bonnes, avec beaucoup de produits disponibles pour l’exportation.
Au milieu des rangées de maïs d’un vert feuillu, un long système d’irrigation à pivot central est perché comme un ptérodactyle squelettique géant aux ailes déployées.
Les coûts du diesel, des pesticides et des engrais ont doublé ou triplé. Mais, pour l’instant, les prix que Corbea a pu obtenir pour son grain ont plus que compensé ces augmentations. Des prix volatils, face auxquels les agriculteurs devront s’assurer que les revenus futurs couvriront leurs investissements à long terme.
Les complications de la guerre
Lors d’une visite à Kiev, le président roumain Klaus Iohannis a déclaré que depuis le début de l’invasion, plus d’un million de tonnes de céréales ukrainiennes étaient passées par Constanta, à destination du monde entier.
Mais des problèmes logistiques empêchent à davantage de céréales de faire le voyage. Les gabarits ferroviaires de l’Ukraine sont plus larges qu’ailleurs en Europe. Les expéditions doivent être transférées à la frontière vers des trains roumains, pouvant être utilisé sur les voies roumaines.
La circulation des camions en Ukraine a également été ralentie par des haltes aux passages frontaliers, parfois durant des jours, ainsi que des pénuries d’essence et des routes endommagées. Et la Roumanie fait face à ses propres problèmes de transit. Les trains à grande vitesse sont rares et le pays ne dispose pas d’un réseau routier étendu. Constanta et les infrastructures environnantes souffrent également de décennies de sous-investissement.
Au cours des deux derniers mois, le gouvernement roumain a consacré de l’argent au nettoyage de centaines de wagons rouillés des voies ferrées. Et à la remise en état des voies abandonnées lors de la chute du régime communiste en 1989. Pourtant, les camions entrant et sortant du port depuis l’autoroute doivent partager une chaussée à voie unique.
La congestion risque d’ailleurs de s’aggraver considérablement ces prochaines semaines, lorsque le gros de la récolte roumaine commencera à arriver aux terminaux. Chaque jour, 3 000 à 5 000 camions arriveront sur l’autoroute qui mène à Constanta.
Certains se montrent déjà moins optimistes quant à la capacité de la Roumanie à tirer parti des opportunités agricoles et d’exportation. Pour beaucoup, le Port de Constanta n’est pas préparé pour une telle opportunité.